20180306

Theatre europeen

Théâtre(s) d’Europe ?

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Le spectateur européen a déjà eu l’occasion de poser la question de savoir si l’on peut cerner des contours d’un théâtre européen, un théâtre de partage de principes et de fonctionnement. Il faut y revenir plusieurs années plus tard. Frédéric Maurin nous y aide, à partir d’un article publié dans ThéâtrEpublic, Juillet-Septembre 2018, n° 229, p. 79sq.



« Afin d’éloigner le spectre d’une homogénéité réductrice et de manéger l’hétérogénéité des formes d’expression, on opte souvent pour le pluriel dans le nom donné à des associations comme l’Union des théâtres de l’Europe, ou à des festivals tels que Scènes d’Europe (fondé par Ludovic Lagarde à la Comédie de Reims), ou Chantiers d’Europe (créé par Emmanuel Demarcy-Mota au Théâtre de la Ville). À l’occasion de ces manifestations où sont invités différents théâtres, des théâtres différents, des théâtres qui, ensemble, forment le grand théâtre des différences en de l’Europe, celle-ci se découvre dans la non-coïncidence à soi. S’y rejoue ce qui la fonde : la diversité (qui est un fait), et la convergence (qui naît d’une volonté), la pluralité et l’intégration des singularités, mais aussi l’exclusion de ce qui ne peut être incorporé. Toute généalogie de l’Europe atteste de frictions, de clivages et de rejets autant que de greffes et d’emprunts, de phénomènes de brassage et d’absorption, sans que puisse – et c’est heureux – se dégager une essence dotée de déterminations fixes et définitives. Faute d’une essence, reste au moins, peut-être une conscience. [ …]

Si une étymologie possible de l’Europe désigne un regard qui se porte au loin, une vision qui ne s’arrête pas à soi, le théâtre européen ne se laisse sans doute percevoir comme tel, c’est-à-dire au mieux comme une entité nébuleuse – que si, précisément, on le regarde de loin : de Chine, par exemple. Mutatis Mutandis, on subsume pareillement des traditions et des cultures nationales sous la dénomination tout aussi vague de théâtre « asiatique » ou de théâtre « oriental ». […]

Sans doute n’existe-t-il qu’une européanité diffuse, qu’il faut être étranger pour déceler tant chez un être humain, une mentalité ou une attitude que dans un spectacle. Au sein de l’Europe, où se sont malgré tout propagés l’architecture des théâtres à l’italienne et l’art de la mise en scène, où la circulation des artistes, les échanges et les collaborations, les réseaux de production et les pôles émergents de création connaissent une croissance exponentielle, les spécificités esthétiques demeurent la propriété d’individus qui, pour être citoyens européens et ressortissants d’un État membre n’en visent pas moins l’universel. L’Europe a elle-même, au demeurant, longtemps nourri une prétention totalisante et cultivé l’ambition de se poser en modèle pour le monde entier. Mais la globalisation a eu raison de cet eurocentrisme et ouvert d’autres portes : Matthias Langhoff travaille au Burkina Faso, et en Colombie, Arthur Nauzyciel aux États-Unis et en Corée – et combien d’autres au Japon ? En tant que « maîtres du théâtre européen, cependant ? […]

Au théâtre, il incombe donc de résister à l’Europe « en tant qu’entreprise d’homogénéisation forcée », suivant la formule de François Jullien., et de participer activement à l’« hétérogénéisation nécessaire » qui ne saurait échoir que comme une logique de l’Histoire. Cette hétérogénéisation donne à l’art sa raison d’être, et au théâtre sa vocation d’adopter une posture critique à l’égard de l’uniformisation comme de la sécession, de l’universalité comme des particularismes, afin d’œuvrer à une authentique réflexion sur le commun de l’histoire, en particulier de l’histoire européenne. »