20100201

Qu’est-ce qui est public dans l’espace public ?

L’espace public, Thierry Paquot, Paris, La Découverte, 2009.
Christian Ruby
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Il importe de revenir souvent sur la question de l’espace public (concept et réalité). D’un côté, l’usage de ce terme est parfois confus. De l’autre, il nous porte à nous interroger sur la situation politique en Europe et sur la responsabilité des citoyennes et des citoyens. Dans un ouvrage récent, Thierry Paquot tente de faire le point sur les débats entrainés par l’usage de ce terme. Du point de vue historique, en effet, les pays européens disposent d’un vocable commun à défaut de lui faire signifier la même chose. En particulier, le terme « public ». Au XVII° siècle le terme français « publicité » est repris par les Anglais pour donner corps à « publicity », puis à « public » en lieu et place de « world ou « mankind ». La langue allemande du XVIII° siècle adopte « Publikum », tandis que se fabriquerons progressivement « öffentliche Meinung » et « public opinion ». Quelle que soit la langue de référence, il s’agit de la question de l’appropriation par les citoyens de l’espace de discussion et d’élaboration de la loi.


« Kamusal alan » kavramanı incelemek uzun bir tarih yolculuğuna girmek demek. Her ülkenin bu kavramı kendi tarihine göre inşa etmesi "kamusal alan" kavramını kullanımını zorlaştırır. Thierry Paquot bu kavramın yarattığı tartışmalara açıklık getirmek istedi. Avrupa'da "kamu" kelimesi ülkelerin büyük kısmında kullanılmasına rağmen, aynı anlamı taşımıyor. Öyle ki, 17'inci yüzyılda Fransız " publicité" kavramı Ingilizlerin "publicity" kavramına yer verdi. Daha sonra, "publicité" den yola çıkarak "public" yani "world" veya "mankind" kavramları oluştu. Almanlar 18'inci yüzyılda "Publikum" kavramını kullanır, bu kavram zamanla « öffentliche Meinung » kavramına yer verdi.


Das Thema steht seit Jarhen im Mittelpunkt öffentlicher Debatten. Was ist öffentlich im Öffentlichen Raum ?


E importante di riparlare dello spazio publico (concetto et realta).
Da una parte, l’uso dell’espressione e spesso confusa. Da l’altra, ci porta a interogarci su la situazione politica in Europa et su la responsabilita degli citadini e delle citadine. In un testo recente, Thierry Paquot prova a fare il punto sugli dibatitti originati dal uso di quest’espressione. Da un punto di vista storico, in fatti, i paesi europei hanno un vocabolario comune. Nel XVII° secolo il termine francese “publicite” et ripreso dagli Inglesi per dare “publicity” e poi “public” in vece di “mankind o world”. La lingua tedesca del XVIII° secolo integra “Publikum”, mentre si costituira progressivamente “offentliche Meinung” e “public opinion”. Poco importa la lingua di riferenza, in soma si tratta della preza in mano dei citadini dello spazio di discussion et del’elaborazione della lege.


It is important to address often the issue of “public space” (conceptually and in its application). On the one hand, the meaning of the term is often unclear. On the other, it leads us in our reflexion on the political situation in Europe and the civic responsibility of its inhabitants. In a recent book, Thierry Paquot attempts to explain the debates that surround this concept. Historically, European countries possess a common terminology regarding the public space, even though each assigns a different meaning to it. This is true especially of the term “public”. During the seventeenth century, the French term “publicité” is adopted by the British to create the words “publicity” and “public”, in replacement of “world” or “mankind”. Eighteenth century German then coined the term “Publikum”, leading the way for the invention of the terms “öffentliche Meinung” and “public opinion”. Regardless fo the language, the issue remains the appropriation by the citizens of the space of discussion and the elaboration of laws.


Les pays européens disposent d’un vocable commun à défaut de lui faire signifier la même chose. Pensons au terme « public ». Au XVII° siècle le terme français « publicité » est repris par les Anglais pour donner corps à « publicity », puis à « public » en lieu et place de « world ou « mankind ». La langue allemande du XVIII° siècle adopte « Publikum », tandis que se fabriquerons progressivement « öffentliche Meinung » et « public opinion ».
A ce propos, l’auteur de cet ouvrage (1) que nous signalons au public européen prend la précaution d’emblée d’opérer des distinctions : l’espace public n’est un lieu que par euphémisme, puisque ce concept renvoie au débat politique, à la confrontation des opinions privées que la publicité s’efforce de rendre publiques, ainsi qu’une forme de circulation des perspectives. Il ne doit pas être confondu avec le lieu public (bientôt le lieu urbain) : qui désigne des endroits accessibles à tous, arpentés par les habitants d’un lieu, des rues, des places, des jardins, des plages, bref « le réseau viaire et ses à-côtés qui permettent le libre mouvement de chacun, dans le double respect de l’accessibilité et de la gratuité ». Autrement dit, « espace public » (réalité physique, géographique, localisée) relève du vocabulaire de la philosophie, tandis que « lieu public » est un terme dont se servent les édiles, les ingénieurs, les urbanistes, ... Certes, les deux expressions se recoupent en certains points. Certes encore, elles ont des points communs : l’idée de partage (public/privé, l’idée de liaison (débat et rencontre), l’idée de circulation (communicabilité et trajet). Certes enfin tout n’est pas réglé ni pensé par leur présence : puisqu’une personne privée peut accaparer un espace public (une terrasse de café qui déborde), un débat public peut être déployé dans un espace privé, un lieu public peut réunir un public, ... Autant rappeler que, par conséquent, espace public et lieux publics permettent des relations, et remplissent des fonctions essentielles pour la vie collective de la cité.
C’est assez récemment qu’un mot décisif s’installe au cœur de ce vocabulaire, le terme « communication ». Il conviendrait de porter une grande attention à cet usage. Ce dernier terme est délicat. Pris en son sens classique, au sein de la philosophie des Lumières qui valorise l’esprit critique au sein du public, il n’a pas exactement la même signification que celle qui est répandue par les mass media, ces industries multinationales de la communication (hésitant entre propagande, standardisation, unidimensionnalité et information).

I – L’élaboration du concept d’espace public.

.... Ou plus exactement de « sphère publique ». L’auteur rappelle que nous devons au philosophe allemand Jürgen Habermas (L’espace public, Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, 1962 en Allemagne, traduction 1978 en France (Paris, Payot)), la restauration et l’instauration de cette catégorie d’espace public. La thèse de Habermas est désormais connue, surtout parce qu’elle déploie une géo-politique de la notion (traversant les langues anglaise, allemande, française). En voici le résumé : Historiquement parlant, il s’agit de la sphère intermédiaire, cultivée et critique, entre la vie privée et l’Etat monarchique qui affectionne le secret, l’arbitraire et la délation. Elle se constitue en Angleterre et en France à la fin du XVIII° siècle. Cet espace public permet aux opinions privées de se rendre publiques (salons, loges maçonniques, clubs, cafés, journaux, ...), en tant qu’elles se soumettent au principe démocratique de publicité.
Mais cette thèse est englobée dans une logique de la décadence : Habermas explique en effet que, par la suite (XIX° siècle) la presse devenant dépendante de la réclame, l’espace public se réduit et s’atrophie. Il conviendrait désormais de tenter d’en restaurer la puissance, à l’encontre de ces médias.
Alors que penser de cette analyse ? D’autant que des désaccords entre historiens et philosophes se font rapidement jour devant les propos de Habermas. Certains nuancent ses affirmations, d’autres les corrigent. Mais surtout, une polémique se construit autour de la notion « d’opinion publique ». On n’oubliera d’ailleurs pas que GWF. Hegel, par exemple, mais d’une certaine manière comme Denis Diderot, avant lui, ne prête pas un sens avantageux à la notion d’opinion publique. D’autre part, ne convient-il pas de préciser que l’espace public de Habermas finalement n’est rien d’autre que l’espace public bourgeois, auquel il conviendrait d’opposer, par ailleurs, un espace public prolétarien ? Un sociologue comme Oskar Negt (Hanovre) n’explique-t-il pas qu’il existe aussi un tel espace public, né « d’expériences revendicatives, contestataires, organisationnelles, que des ouvriers rebelles réalisent en cherchant une forme d’expression propre, distincte de la fiction citoyenne du bourgeois ». Enfin, ne peut-on se demander si l’espace public de Habermas ne fait pas l’impasse sur la question du masculin. Des féministes, par exemple, estiment que l’espace public habermassion est masculin, et que son étiolement résulte en partie de ce machisme congénital qui trouve dans l’émancipation des femmes sa limite ?
A quoi s’ajoute opposition plus sérieuse encore : elle consiste à souligner que la construction de Habermas repose sur la valorisation de la hiérarchie entre ceux qui savent et ceux qui doivent se soumettre aux premiers. Pour le moment proprement récent de l’impact des médias sur la sphère publique, il développerait ainsi une conception du public massifié comme public qui n’aurait pas la capacité à s’opposer à son aliénation et finalement serait ravi d’être infantilisé. Conception qui ne manque pas d’être problématique.

II – Les éléments de l’espace public.

Les journaux : Par ces derniers, c’est tout un système de communication qui se met en place. Que Théophraste Renaudot soit le premier à en imprimer un, on peut toujours le prétendre (en l’occurrence, il s’agit du premier journal légal), mais chacun sait que ce sont d’abord des titres de journaux qui sont connus : Le Journal des Savants, Le Mercure galant, Les Nouvelles de la République des Lettres.... La presse apprend progressivement à respecter sa périodicité, à fidéliser son lectorat, mobiliser des plumes célèbres... Sous la Révolution, les titres se multiplient. La circulation des idées augmente très nettement par là.
Les salons : Il ne s’agit pas uniquement de la pièce à vivre dans laquelle on reçoit dans une maison ou un appartement. Par métonymie, cette pièce en vient à désigner l’activité régulière qui s’y déroule. La conversation des esprits cultivés en devient le cœur. Ce sont aussi des lieux dans lesquels se rencontrent des personnes d’horizons différents. Ainsi vont les réseaux d’influence.
Les cafés : Depuis leur instauration (que l’idée en vienne de Constantinople ou de Ispahan), les cafés sont des lieux raffinés de rencontre, de discussion, de circulation des idées, puisqu’ils ont un caractère public. Lieux de sociabilité, les cafés deviennent rapidement des institutions de loisir populaire.
L’ensemble constitué par les journaux, les salons et les cafés, correspond à une certaine urbanisation des mœurs. Au demeurant, sur ce plan, l’auteur de l’ouvrage prend du champ avec Habermas pour s’exprimer plutôt dans les termes de Norbert Elias. Journaux, salons et cafés assurent de confortables diffusions aux idées. Mais simultanément, ils valorisent l’esprit de la ville.

III – Voirie et lieux publics.

Effectivement, l’espace public n’est pas nécessairement matérialisé dans et par des lieux. D’autant qu’un espace public démocratique est bien avant tout un espace de parole et d’échange concernant les affaires communes et non un lieu spécifique (l’assemblée nationale). Après tout, Internet nous a appris aussi à penser un espace d’échange sans matérialité.
Cela dit, non seulement il peut être nécessaire de disposer de lieux publics, mais encore il est des lieux publics qui peuvent contribuer à donner forme à un espace public. Par exemple la rue, celle des manifestations et non celle de la circulation. Pour autant, la rue fut d’abord conçue pour régler des problèmes de circulation publique, avant qu’elle ne soit prise en charge et en compte comme instrument de mise en scène de la parole politique.
Or, donc, la rue, la rue dans la ville, si d’aventure la ville est bien un ensemble organisé de voies. Mais elle est aussi l’objet d’une surveillance policière qui en révèle la puissance politique. Aristote ne parle-t-il pas de la question de la rue dans la Constitution d’Athènes ? On sait non moins quelle attention les Romains ont attaché à la rue (cardo, decumanus).
L’auteur souligne que la rue peut être « aimable, revêche, prétentieuse, accueillante, colorée, animée, déserte, triste, ... ». De toute manière, du point de vue de la circulation, elle fait l’objet d’une attention particulière de la part des urbanistes : large, étroite, avec trottoirs ou non, autoroutes... Il est possible, à ce propos, de classer les urbanistes en fonction de leur propositions concernant la rue. Comment ils la réservent aux piétons, la vouent aux automobiles, etc. L’auteur choisit cependant de valoriser ici la pensée d’un poète et théoricien, peu connu, mais qui mérite de l’être : Gustave Kahn (1859-1936). Il a rédigé un ouvrage pertinent sur ce point : L’esthétique de la rue (1900). La rue affirme-t-il peut devenir une école d’art pour tous et élever l’âme des citadins en les initiant au sentiment du beau. D’une certaine façon, par l’affiche c’est l’art qui pénètre la rue et éduque l’œil du passant. La lumière artificielle contribue aussi à valoriser l’architecture des monuments en les éclairant durant la nuit.
Et pour prolonger cette réflexion, rappelons que Jacques Rancière (Moments politiques, Paris, La Fabrique, 2009, p. 67) insiste longuement sur les rapports de la rue et de l’insurrection, reliant ainsi espace et lieux publics : « C’est (l’insurrection) une manière d’occuper la rue, de détourner un espace normalement voué à la circulation des individus et des marchandises, pour y planter une scène et y redistribuer les rôles. L’espace de circulation des travailleurs y devient espace de manifestation d’un personnage oublié dans les comptes du gouvernement : le peuple, les ouvriers ou quelque autre personnage collectif ».
Au-delà de ces considérations, que nous retenons pour notre perspective européenne, l’auteur détaille largement les éléments d’urbanisme qui lui permettent de nous exposer l’ampleur de la tâche de l’urbaniste en matière de lieux publics. Le lecteur retrouvera aisément les passages dont nous ne parlons pas ici.
Cela étant, d’une manière ou d’une autre, dans ces questions, se joue la perspective du commun, pour une société ou une culture donnée. L’auteur ne se fait pas faute de rappeler que, dans un autre ouvrage, il a présidé à la constitution d’une définition d’ensemble, concernant ces termes : « En ce qui concerne l’urbanisme, la notion « d’espace public » qui se substitue à « place publique », « lieu public » est récente, et peu précise. Elle superpose à un statut juridique de propriété un usage particulier, ainsi à l’espace public correspondrait un usage public, mais comment délimiter ce qui relève du « commun », du « collectif », et pas seulement du « public » ? ». Il reste à se demander dans quelle mesure ces notions conviennent à éclairer nos enjeux européens, et si elles n’imposent pas à cette perspective un présupposé : celui d’une fiction d’unité. Nous souffrons de nos jours d’entendre le débat public colonisé par un esprit de consensus. De Jean-Jacques Rousseau (Lettre à d’Alembert, 1758) à Jürgen Habermas, aujourd’hui, en passant par Immanuel Kant, cette notion exalte les principes communs, les évidences communes, et les vertus apaisantes du langage à destination du débat public. Sur de telles prémices, les médias se font fort d’écarter toute dispute. Que reste-t-il alors de l’espace public ?
Il est clair, en tout cas, que le lecteur européen est à même de comprendre ainsi pourquoi la même question, posée ici presque au niveau de chaque cité seulement, se pose à l’échelle de l’Europe. Cette dernière est souvent réduite désormais à celle d’un espace physique de relation, pour lequel il ne s’agirait que d’agencer des autoroutes ou des voies de communication, afin de favoriser les échanges et de faire proliférer le commerce collectif. Parfois l’espace public est restreint à la Commission de l’UE. Mais chacun sait non moins que la véritable question à laquelle peu répondent est de savoir : en quoi et comment l’espace européen pourrait devenir un véritable espace public organisé et vivifié par les citoyennes et les citoyens.
De toute manière, il nous reste concrètement à travailler encore à la réalisation d’un nouvel espace d’opinion publique, sur ce plan. C’est l’effort nécessaire de tous les européens que, face aux opinions publiques officielles, d’essayer de créer une autre opinion publique.



(1) L’espace public, Thierry Paquot, Paris, La Découverte, 2009.