20150306

Editorial

Die Zukunft Europas
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You will find below a message from Mr. Hubert Védrine. Is this the beginning of a new hegemonic cycle? Hubert Vedrine, Lionel Jospin's former Foreign Minister, recently stated in an interview, "the superiority of the West over the rest of the world is increasingly illusory".

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Empruntons un extrait d’interview au journal parisien Libération (31 mai 2015).

Il s’agit d’un fragment d’un propos de l’ancien ministre des Affaires étrangères du gouvernement de Lionel Jospin et ex-secrétaire général de l’Elysée sous François Mitterrand, Hubert Védrine, reconnu comme l’un des meilleurs experts français en relations internationales, qui explique les défis auxquels doit faire face le nouveau président, François Hollande. Encore le propos choisi place-t-il plutôt l’Europe au premier plan. C’est ce qui nous intéresse.

« L’Occident a perdu le monopole du pouvoir mondial qu’il détenait depuis quatre siècles. En termes de puissance relative, les émergents sont déjà ce que nous pensions, avant la crise, qu’ils seraient en 2030 ! Cela se constate dans toutes les négociations internationales et sur le terrain économique, dans la « mêlée mondiale ». Mais les émergents ne forment pas une alliance homogène qui va dominer le monde. Les Occidentaux vont rester longtemps les plus puissants et les plus riches. Mais ce sera relatif, le monde sera multipolaire et instable. Dans ce monde, la France doit défendre à tous les niveaux et dans toutes les enceintes ses intérêts vitaux, et faire en sorte qu’elle puisse toujours, demain, prendre des décisions autonomes. Parmi les 193 Etats des Nations unies, la France fait toujours partie des quelque 5 à 10 pays les plus influents, avec une puissance et une influence plus ou moins grande selon les sujets, à condition qu’elle sache en user et mobiliser des partenaires ou des alliés. Il est évident que l’on est encore plus influent si l’on agit au niveau européen, rendu plus intégré par la crise. Mais pas parce qu’il faudrait «s’en remettre» par faiblesse à l’Europe ! L’Europe doit conjuguer par le haut les ambitions et d’abord celle, nouvelle, de la France. »

Quant aux rapports à entretenir avec les Révolutions arabes, voici ce qu’il en dit :

« Etre disponibles, les écouter. Pour tous les pays, ces printemps arabes sont une dure leçon de modestie. Aucun n’a pressenti ce qui se préparait. Ensuite, nous les avons admirés d’avoir renversé eux-mêmes des despotes. Nous souhaitons ardemment que leur démocratisation se concrétise rapidement, et sans heurts. Mais nous n’avons pas tellement de moyens pour influer sur le cours des événements. Il y a un contraste croissant entre l’idée que les Occidentaux se font de leur «rôle» et de leur responsabilité historique, et ce qu’ils peuvent faire. Ces peuples ont repris leur destin en main. Le Maghreb ainsi sera plus arabe, plus musulman, mais toujours francophile si nous savons bien jouer nos cartes. Les Américains n’ont guère plus d’influence sur le cours des événements en Egypte. Ces sociétés vont évoluer, au fil des années, y compris les partis islamistes, qui vont être encore plus transformés par le pouvoir qu’ils n’arriveront à changer la société. Mais il ne faut pas non plus passer d’un extrême à l’autre et penser que parce que nous ne décidons plus pour ces pays, nous n’avons plus rien à faire avec eux. Il nous faut avoir des capteurs, être au contact, garder des liens multiples et être disponibles pour apporter l’aide la plus intelligente possible, et des partenariats, si ces pays nous le demandent. »

20150305

Védrine / Balibar


Entretien d’Hubert Védrine et Etienne Balibar sur l’Europe
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Philosophie Magazine - Septembre 2010

Il est important de recentrer la notion d’Europe autour de débats polémiques. Ce pourquoi nous renvoyons nos lecteurs à l’entretien entre Hubert Védrine (ancien ministre des Affaires étrangères, en France) et Etienne Balibar (philosophe), publié par Philosophie Magazine, en septembre 2010.


Hubert Védrine: Je ne vois pas la construction européenne comme une grande et belle ambition fédéraliste collective qui se serait hélas enlisée dans les sables, la géopolitique prime. À mes yeux, les pères fondateurs ce sont d’abord Staline et Truman, avant même Monnet et Schuman. S’il n’y avait pas eu la menace soviétique après la guerre, si les Etats-Unis n’avaient pas crée l’alliance atlantique, et fait le plan Marshall, rien ne se serait fait. Ce n’est pas l’Europe qui a fait la paix, c’est la paix qui a permis l’Europe. Ensuite certains dirigeants européens visionnaires ont décidé de profiter de cette situation pour créer quelque chose d’inédit. Leur approche était concrète: communauté du charbon et de l’acier, marché commun, etc. Petit à petit des courants de pensée ont bâti, à partir de là, l’utopie des Etats-Unis d’Europe. Ce qui s’effondre aujourd’hui, ce n’est pas l’Europe, mais les mythes européistes. En réalité, l’Europe est d’abord l’enfant d’une situation géopolitique, pas la mise en oeuvre d’un extraordinaire projet historico-moral.


Etienne Balibar
: Je suis né en 1942, vous êtes un peu plus jeune que moi, mais notre génération a hérité de la précédente une utopie positive et mobilisatrice, celle de la réconciliation. L’Europe était allée à la catastrophe, elle avait plongé du fait des nationalismes dans une forme d’auto-destruction, il fallait, sous peine de disparaître, dépasser les souverainetés nationales et se réconcilier. L’utopie est donc un ingrédient constitutif de la construction européenne.


HV: La «réconciliation franco-allemande», inlassablement répétée, n’est pas à l’origine du projet européen. Le cadre européen lui a servi d’abri favorable. Pour que la dissuasion soit efficace face à l’URSS, les Américains avaient besoin que l’Allemagne soit dans le coup – ce qui n’a pas été facile à faire accepter. Ce n’est que plus tard a posteriori qu’on en a fait un «moteur».

EB: Disons que la réconciliation, instrumentalisée par la politique de la guerre froide, est devenue, du fait de la transformation de l’esprit des peuples, un objectif en soi. Mais d’une manière générale, l’effet de la guerre froide sur la construction européenne m’apparaît plus ambivalent. L’URSS ne représentait pas seulement une menace mais aussi un défi. Elle a joué un rôle d’aiguillon pour la mise en place du modèle social européen qui n’aurait jamais vu le jour si les gouvernements et les opinions occidentales n’avaient pas pensé que des formes sauvages d’exploitation capitaliste conduisaient à l’explosion sociale sinon au communisme, qu’il fallait généraliser la concertation entre le capital et le travail. Or ce modèle est aujourd’hui au cœur de l’identité européenne, les peuples le voient à tort ou à raison comme un rempart contre la mondialisation libérale sauvage. D’accord donc pour penser que la guerre froide est le cadre initial de l’Europe, mais sous réserve d’analyser de manière plus dialectique les effets de ce cadre sur la construction européenne: en chemin, le Mécano géopolitique est devenu une fin en soi.


HV: C’est devenu un objectif en soi pour une poignée de dirigeants. Giscard et Schmidt, Mitterrand et Kohl, Delors et quelques autres ont utilisé cette paix pour presser l’intégration. D’autant que l’Allemagne divisée, en remettait dans son engagement européen: c’était le prix à payer pour sa normalisation. Et puis patatra, ce cadre géopolitique général se désagrège: il n’y a plus d’union soviétique, plus de guerre froide, plus d’ennemi. Qu’est ce que ce monde global? Une communauté internationale régie par le droit? Un monde multipolaire? Une compétition générale? Face à ce que j’ai appelé l’hyperpuissance américaine, les Européens ont cultivé l’ingénuité. Mais dix ans après, les conflits resurgissent. Quelques années avant le 11 septembre, Huntington oppose au rêve d’une «fin de l’histoire» sa crainte d’un «clash des civilisations». Quand l’Amérique se lance avec hystérie dans «la guerre» contre «le terrorisme», l’Europe est désemparée. Le contexte géopolitique qui avait présidé à sa naissance s’est effondré, il n’y a plus de projet collectif qui s’impose à elle, excepté des engagements économiques, durs éléments fort des traités dans un monde en voie de dérégulation économique.


EB: La chute du Mur ne se réduit pas à un changement du cadre géopolitique. C’est un changement dans la perception du «sens de l’histoire», donc un événement de portée philosophique considérable. Et c’est aussi la réunification de l’Europe.


HV: La «réunification»? Mais elle n’avait jamais été unie auparavant sauf par la loi chrétienne à un moment.


EB: Vous ne pouvez pas nier qu’il y a une communauté d’histoire, de culture, des idéaux politiques qui ont circulé entre les nations. La guerre froide a tiré entre les deux moitiés de l’Europe un «rideau de fer» qui coupait les peuples de toute possibilité de circulation. La chute du Mur, c’est la renaissance virtuelle de cet espace de liberté, c’est la perspective d’une circulation pour les idées et les projets qui a enflammé l’imagination des Européens. Nous avons été nombreux alors à espérer que se constituerait non pas un peuple européen mais une opinion publique, un espace politique transeuropéen qui ne serait pas seulement animé par les dirigeants et les intellectuels mais par le grand nombre. De façon conflictuelle et laborieuse, l’idée d’Europe indiquait un chemin au-delà des souverainetés nationales. C’était là notre utopie, aujourd’hui dévalorisée.


HV: Je ne crois pas à ce dépassement. Exercice en commun de la souveraineté oui. Abandon non. Ce sont des nations trop nombreuses, avec des histoires, des langues et des passions différentes profondément enracinées. Depuis le XVIIIe siècle et les Lumières, il y a en effet un espace culturel commun aux élites. Vous faites partie du petit nombre d’intellectuels qui parcourent les capitales européennes et dont la parole est écoutée. C’est très important, cela peut donner à cet espace une orientation politique et morale. Mais cela ne concerne que quelques centaines de personnes. Ce n’est pas le projet des peuples. L’Europe, c’est une fédération d’Etats-Nations qui n’ont pas vocation à disparaître. Les Européens aiment l’idée de l’Europe, mais ils ne s’intéressent pas concrètement aux autres peuples européens. Cela n’a rien de tragique parce qu’ils sont tous pacifiques. Mais cela n’a rien à voir avec la formation d’une opinion publique «européenne». Les européistes rêvent d’une puissance morale, une sorte de Croix Rouge globale répandant le droit-de-l’hommisme dans le monde entier. L’évangélisation selon Saint-Paul reste le logiciel profond des élites européennes à travers les siècles. Mais l’Europe n’est plus sur son Olympe: elle n’a plus ni la légitimité ni l’efficacité pour jouer ce rôle. Les peuples, eux, je le crains, n’aspirent qu’à devenir une grande Suisse.

EB: Une Suisse, mais sans le secret bancaire alors…


HV: Oui, parce qu’exemplaire. Un haut niveau de vie, peu d’obligations et beaucoup de droits, une attitude compassionnelle mais distanciée par rapport aux malheurs du monde, voilà l’éthique des Européens. C’est inquiétant car dans la dure bagarre multipolaire qui s’annonce, si l’Europe ne devient pas une puissance, elle est condamnée au protectorat.

EB: Un protectorat de qui dans votre esprit?


HV: Sino-américain.


EB: Il y aurait donc un projet de condominium sino-américain?


HV: Pas besoin de projet pour que ce risque existe. Même si aucun des deux pays n’a intérêt à se retrouver dans un tête-à-tête exclusif avec l’autre, il y aura pour nous l’addition de leurs puissances. Je veux dire que si l’Europe continue comme cela elle subira les conséquences des décisions des uns et des autres, même si ceux-ci ne s’entendent pas. Voilà ce qui pourrait arriver de pire: accumulation de décisions sur un ensemble gélatineux qui n’a plus de pensée propre et n’arrive pas à se mettre d’accord pour se faire respecter qui devient, en somme, l’idiot du village global.


EB: J’irai plus loin. Ce n’est pas le protectorat qui nous menace, c’est la désagrégation pure et simple. Je redoute que les Etats européens ne soient même pas capables de maintenir les grands acquis. Et d’abord la paix. Cela paraît démentiel d’imaginer la renaissance du nationalisme qui nous ramènerait à des conflits tragiques que la construction européenne avait pour fin de dépasser. Mais on ne peut l’écarter. Je redoute qu’une Europe dramatiquement affaiblie, ne se transforme en champ de bataille de forces politico-économiques qui lui sont extérieures. Or, il n’y a aucune raison de penser que tous les pays auront une même analyse et une même stratégie face aux menaces de demain. Je ne crains pas seulement des désaccords entre la France et l’Allemagne, je me demande quelle raison ces deux pays pourraient avoir de marcher du même pas et d’avoir une position commune si ce sont les forces de la mondialisation qui l’emportent. Il n’est pas évident que les peuples ressentent le besoin d’être réunis dans la mondialisation de demain. Dans un monde dérégulé, on sent monter une obsession de la protection imaginaire qu’offrirait le cadre national...


HV: Imaginaire, peut être. Mais sa désintégration fait peur. La question de fond est bien celle que vous posez: les européens ont-ils, oui ou non, un intérêt à être unis face à la mondialisation? Autant je suis prêt à une relecture décapante et réaliste des raisons pour lesquelles l’Europe a été construite autant je ne suis pas prêt à lâcher sur ce point: ils doivent être unis sur quelques points stratégiques dans la bagarre multipolaire qui s’engage. Les peuples sont égoïstes c’est normal. Il n’y a pas de peuple ni de gouvernement «altruiste». En revanche, ce qui est dangereux, c’est qu’il n’y ait plus le deuxième échelon consistant à transformer les intérêts nationaux légitimes au premier degré en intérêts communs de second degré. Or les Européens ont un intérêt vital à élaborer des stratégies globales. Pas en fusionnant. Jamais l’Allemagne et la France ne seront le Dakota du Sud et le Dakota du Nord. Mais si l’Europe ne s’institue pas comme un pôle, on va se faire plumer! Je ne comprends pas que les dirigeants européens n’aient pas élaboré une stratégie commune face à la crise, et une stratégie pour le monde multipolaire plus convaincante, plus frappante.


EB: Je ne veux pas jouer à tout prix le rôle du militant en face de l’homme d’Etat. Mais il faut aussi, en politique, tenir un autre langage que celui des gouvernements et de la diplomatie. Or ce qu’on appelait la social-démocratie européenne s’est avérée totalement incapable d’esquisser une réponse crédible à la crise financière internationale. Cela démontre le degré de décomposition organisationnelle, mais aussi intellectuelle et morale, de la politique européenne, en particulier à gauche. Absence de perspectives aussi bien que d’enracinement populaire…

HV: Face à la crise les gouvernements de droite ont été pragmatiques, sans états d’âmes: ils n’ont pas hésité à nationaliser, et à rétablir les contrôles étatiques. Tandis que la gauche social-démocrate l’a vécu comme un drame conceptuel: alors qu’elle achevait de se résigner l’économie de marché, voilà que celle-ci se transformait en un gigantesque casino. Aujourd’hui la gauche n’arrive même pas à théoriser le faible sursaut des Etats qui s’opère sous nos yeux. Elle est le dindon de la farce. Dans toutes les réunions de la gauche européenne, on commence par exprimer son attachement absolu… au libre-échange! Mais le libre-échange intégral qui met en compétition des centaines de millions de paysans asiatiques ultra pauvres avec les anciennes classes ouvrières européennes protégées par deux siècles de lutte, c’est absurde! Non, vraiment, la gauche doit se refaire!


EB: Oui mais elle manque aujourd’hui de toute culture internationaliste, alors que la seule réponse institutionnelle crédible à la crise se situe au niveau européen. Il ne s’agit pas de supprimer les Etats-Nations. Mais comment pourrait-on réguler de façon un peu stricte l’activité des banques en Europe, si les Etats agissent indépendamment les uns des autres? Comment pourrait-on donner un contenu à l’idée d’une politique budgétaire qui vienne compléter l’existence d’une monnaie commune si la puissance souveraine est toujours strictement nationale? J’admets que la notion de fédéralisme est équivoque: elle hérite de différentes traditions, et au fond il s’agit d’en inventer une forme nouvelle. Sans être nécessairement fédéraliste, il s’agit d’instituer un niveau de puissance publique qui soit efficace et démocratiquement légitime à l’échelle de l’Europe.


HV: Si on appelle à des abandons de souveraineté parce qu’on se sent trop petit et fatigué au niveau national, l’Europe n’est alors que le visage de notre épuisement. Mais il y a aussi un fédéralisme d’ambition qui consiste à exercer en commun la souveraineté.


EB: Vous accepteriez donc l’idée de souveraineté partagée?


HV: Non seulement je l’accepte, mais j’ai signé avec ce stylo plusieurs traités de souveraineté partagée, et nous la pratiquons depuis longtemps. Que l’Europe ait une vraie politique dans la bataille de la régulation, une vraie gouvernance économique de sa monnaie, une vraie politique d’ «écologisation» (de l’agriculture, de l’industrie, des transports, de l’habitat, du travail,), des stratégies multipolaires (face à la Chine, à la Russie): pour réaliser cela on n’a pas besoin de demander aux peuples de renoncer à leur égoïsme. Il faut seulement faire émerger les intérêts communs, au-delà des intérêts de chacun. La coordination des politiques économiques dans la zone euro, faite dans un esprit de délibération publique et démocratique, déclencherait une dialectique des opinions en quelques années. Mais pour cela il faut des gouvernements nationaux forts, capables de mettre en commun leur pouvoir, pas une mutualisation des incapacités…


EB: Les forces centrifuges sont, étonnamment, de plus en plus puissantes. Les classes dirigeantes, en particulier la bourgeoisie financière, n’ont plus d’intérêt à préserver la cohérence du tissu social dans chacun des pays européens. Elles ne croient plus qu’il faut faire des concessions à la classe ouvrière, qui dans le même temps s’est désagrégée. La coordination en vue de la régulation, il faudra donc l’imposer. Et c’est plutôt d’en bas que j’attends le sursaut, dans une forme nouvelle de populisme ou de civisme européen. Je n’appelle pas à la révolution, mais à la mobilisation des opinions et à la renaissance des mouvements sociaux, sur de nouveaux objectifs traversant les frontières. Je n’oppose pas le populisme à la souveraineté des Etats ou des gouvernements…


HV: Non, vous l’opposez à un élitisme a-démocratique et technocratique. Ce en quoi vous avez raison.


EB: La question fondamentale que je me pose est celle-ci: quelles sont les forces avec lesquelles se font l’histoire et la politique? Il me semble que vous avez une vision politique classique, où ce sont les gouvernements, représentant des peuples et des nations, qui déterminent des stratégies en fonction d’un contexte géopolitique en perpétuel changement. Je pense pour ma part qu’il y a d’autres forces. Sur l’Europe, j’ai employé le mot de populisme par provocation pour laisser entendre que les élites, les gouvernements, les Etats ne suffisent pas à représenter les peuples, mais dans certaines circonstances n’en sont pas les maîtres.

HV: Mais s’ils sont élus par ces mêmes peuples?


EB: C’est une partie incontournable – et à laquelle je ne suis pas prêt à renoncer – de l’idée de démocratie, mais une partie seulement. Et au niveau européen, le Parlement, bien qu’élu au suffrage universel direct, a des pouvoirs très limités dont il fait un usage très restreint. De sorte que l’élément de démocratie élective et parlementaire, fondamental, est extraordinairement fragile.


HV: Il ne faut pas rompre le lien fragile, mais qui subsiste, entre la construction européenne et la démocratie. Le débat sans fin sur les institutions n’aide pas: les gens normaux n’ont pas envie de vivre dans un mécano en perpétuelle construction. L’Europe est plus technocratique que démocratique et les organismes de décision se sont autonomisés, aux dépens souvent du cadre démocratique. J’ai entendu des commissaires proclamer: «nous sommes plus légitimes parce que nous sommes plus efficaces!». Ce qui est doublement contestable! Un peu de populisme à la Balibar contre cet esprit technocratique pourrait être tonique…


EB: Plus de civisme ou de populisme, c’est plus de conflits. Du conflit social, mais aussi culturel, spirituel, etc. C’est l’aspect machiavélien de ma vision de la démocratie. J’en vois bien les risques. Mais quand on veut se protéger contre le risque on aboutit à l’anesthésie et à la coquille vide.


HV: Ce qui inquiète les peuples européens dans la construction européenne, c’est cet élargissement qui parait sans fin. Je pense qu’il faut que cela s’arrête quelque part. L’Europe ne va pas intégrer le Japon, la Russie, Israël ou le Sénégal! Il faudrait plutôt faire la liste des pays qui ont encore vocation à entrer - une dizaine à mon avis. C’est important si l’on veut que les citoyens s’identifient à un ensemble organisé et fixe. On ne s’identifie pas à un ensemble gazeux qui se dilate sans fin.


EB: Pour moi, dans l’absolu, il n’y a pas de frontières à l’Europe. Elle n’a jamais été un espace clos. Le mouvement d’expansion séculaire dont fait partie la colonisation a entraîné une interpénétration mutuelle de sorte que l’Europe a toujours été et sera toujours un carrefour d’influences culturelles et de relation d’intérêt avec toutes les parties du monde.


HV: Mais les limites territoriales, ce n’est pas la même chose. Même les Etats-Unis en ont! Il faut bien s’arrêter quelque part, et cela n’empêche pas des relations ouvertes avec le reste du monde. Cela ne correspond plus à l’adhésion.


EB: Du point de vue de l’idéal européen, il est impossible de fixer des frontières. Mais je comprends très bien qu’on puisse le faire dans un souci pragmatique, à condition qu’on ne mobilise pas des fantasmes identitaires sous le couvert de critères dits «rationnels», historiques ou géographiques. La frontière politique ou administrative ne peut être déduite du partage culturel entre les héritages de la Chrétienté et de l’Islam.


HV: Je me borne à dire que quand l’Union européenne aura fixé sa géographie de façon stable, les citoyens européens se sentiront mieux. Ne pas le faire c’est la noyer.


Propos recueillis par Martin Legros.

20150304

The Cut

Fatih Akin
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Es war die Grösste Herausforderung im Leben des Fatih Akin : ein Film über den Völkermord seiner Vorväter an den Armeniern, der in der Türkei hundert Jahre Lang totgeschwiegen wurde. Viele in Akins Umgebung haben ihn Davor gewarnt, und nun, da, The Cut ins Kino kommt, spürt er : Dieser Film hat Konsequenzen auch für seinen privaten Kreis.

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Akin répond aux questions de Die Welt :



- Wann wurden Sie erstmals mit dem armenischen Genozid konfrontiert ?

Das muss in meiner Jugend gewesen sein. Ich habe mitbekommen, dass da etwas war, in das meine Landsleute involviert waren und worüber man nicht reden sollte. Seitdem habe ich so ziemlich jedes Buch dazu gelesen.

- Ist in der Familie Akin in hamburg darüber geredet worden ?

Ich komme aus einem politisch konservativen Elternhaus. Meine Familie gehört ethnisch, kulturel und in ihrem Wahlverhalten zum Mainstream und vertritt eher die offizielle Haltung. Ich habe leidenscheftlich mit meinen Eltern über Armenien diskutiert. Sie finden nicht allés toll, was ich mache. Mit einem Film wie « Gegen die Wand » können sie eher wenig enfangen. « The Cut » abev hat sie emotional sehr mitgenommen. Nach dreissig Minuten hatte der Armenier all ihr Mitgefühl.

- Könnte « The Cut » für die Turkei das werden, was die Serie « Holocaust » für Deutschland wurde ?

Vielleicht. « Holocaust » hat Mitgefühl mit den Opfern der Shoah ausgelöst. « The Cut » ist auch so ein « Schmugglerfilm ».

20150303

EGAM


Presentation of the European Grassroots Antiracist Movement

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History

The European Grassroots Antiracist Movement EGAM was founded in November 2010 in Paris following racist attacks that took place in Rosarno, Southern Italy. These events faced no reaction but silence by European political leaders and civil society. Its main objective is to answer the rise in racism, antisemitism and populism in Europe and to structure civil society’s commitment to equality and justice.  
Structure  
EGAM gathers the most important antiracist organizations from more than 30 countries all over Europe, inside and outside the European Union. Dozens of organizations have joined and keep sustaining EGAM in its fights. These associations represent 1.000 executives and thousands of activists. The EGAM’s head office and executive team are located in Paris.

Three main action areas

EGAM’s strategy is focused on three main types of activities: European-wide grassroots actions, lobbying activities targeting the European Institutions and support to the leaders of the antiracist civil society.

Grassroots Actions :
Roma Pride. http://www.egam.eu/presentation/
« Europe against neo-Nazism » in Greece. http://www.egam.eu/presentation/
Commemoration of the Armenian genocide in Turkey. Read more…
European Testing campaign against racial discrimination. http://www.egam.eu/presentation/
Support to democracy and human rights in Hungary. http://www.egam.eu/presentation/

Lobbying

The EGAM leads lobbying activities targeting national and European institutions – the European Parliament, the European Commission and the Council of Europe – and is officially recognized by them.

Informing and influencing European leaders

EGAM provides them with information, explanations and advices about some statements and decisions. It regularly participates in these institutions’ commissions and auditions.

Leading institutional campaigns

The EGAM denounced the presence of the neo-nazi group “Golden Down” at the equality commission of the Council of Europe. Today, it is heading a movement which aims at excluding this group from the Council and from the Greek Parliament. EGAM also works on a resolution of the European Parliament on the Roma genocide and is currently campaigning to push European Institutions to guarantee the respect of democracy in Finally, EGAM regularly publishes open editorials : more than 20 articles have been published in the main 50 newspapers of 30 countries.

Support to the civil society’s leaders

Because EGAM wants to strengthen the capacities of the civil society’s leaders, it implements every year training sessions and seminars on different topics: Holocaust history (2012 Paris), immigration and asylum (2013 Italy), racial discrimination (many countries since 2010), Roma people’s issues (2012 Sofia, 2013 Bucharest)… These trainings allow to build a common European vision and understanding of different issues among leaders of European civil society who eventually get to know and understand each other to work together.

Various and strong partnerships : Institutional partnerships


EGAM has built many partnerships at the European level: Amnesty International, European Union of Jewish Students, Open Society Foundations, Armenian General Benevolent Union, Ternype (young Roma), United, European Alternatives…

Intellectual network

EGAM is supported by a European network of intellectuals (Elie Wiesel, Bernard Kouchner, Dario Fo, Adam Michnik, Miguel Angel Moratinos, Jovan Divjak, Serge Klarsfled, Jonas Store,…) with whom we try to define and influence views and opinions on the future of European society.

20150302

Monuments

Le choix des monuments à conserver
Christian Ruby  ----------------------------------------------------------------------------------------
Zu viele historische Gebäude, für die wir begeistern sind, würden wohl auf lange Sicht abgerissen. Manche Baudenkmalen müssen unbedingt erhalten bleiben. Ein gutes Beispiel sei das Denkmal von der Exposition coloniale de 1907, in Paris, Jardin d’agronomie tropicale René-Dumont. Ein Blogger aus Berlin erinnert uns an den Zauber dieser Entdeckerlust. Man könnte er als Ruinentouristen bezeichnen. Und in Paris ?
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Death, art and monuments. Monuments have one primary task : to attract visitors and make them remember the dead. These monuments are relatively little studied and little known. Indeed, they were intended to establish in the collective Memory and set for ever the honourable réputation of the subjects they commemorated. Do they recreate the culture and society of the people who produced them, communicating everything from social, political and religious idéals ?

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Les lieux urbains importants mais abandonnés sont nombreux. Par abandon pur et simple, par refus d’entretenir, par négligence, par refus de s’en soucier. Tel est le cas du Jardin d’agronomie tropicale René-Dumont, ou du moins des monuments qu’il recèle, à Paris. Situé en bordure du Bois de Vincennes et à proximité de Nogent-sur-Marne, il abrite des vestiges de l’exposition coloniale de 1907. Serres tropicales, maison du Maroc, ponts asiatiques, sculptures de diverses colonies de l’époque, sont recouverts par la végétation et s’effondrent. La mairie de Paris indique : Ce jardin de 4 hectares et demi, inauguré en 1907 par l'exposition coloniale, a été racheté par la Mairie de Paris en mai 2003. Ouvert au public depuis le mois d'avril 2006, il abrite le Centre de Coopération Internationale en Recherche Agronomique pour le Développement (CIRAD).

Elle précise encore : Un jardin d'essai colonial est créé en 1899 dans le bois de Vincennes pour coordonner les expériences agronomiques et réintroduire des végétaux exotiques sur de nouveaux sites de production. Ainsi, des plants de café, cacaoyer, vanille, bananiers... sont cultivés sous serre puis expédiés vers diverses colonies. De mai à octobre 1907, le site est transformé pour abriter cinq villages de l'exposition coloniale: villages indochinois, malgache, congolais, ferme soudanaise et campement touareg. Le jardin a été ensuite abandonné et la végétation a repris ses droits... Après la première guerre mondiale, il a accueilli des monuments aux morts en hommage aux soldats originaires des anciennes colonies. Le pavillon de l'Indochine a été restauré et propose désormais des expositions temporaires.



Un document d’ensemble est accessible sur :

http://www.apur.org/sites/default/files/documents/jardin_agronomie_tropicale.pdf



Dans ce jardin, nous devons prendre de front notre histoire, ici coloniale, mais à la fois d’un point de vue post-colonial et en considération des migrations qui caractérisent les mondes post-coloniaux. En ce sens, la rénovation de l’ensemble est souhaitable, elle contribuerait à faire entendre ce qu’est et a été cette histoire et donnerait consistance à des réponses nécessaires aux questions que de nombreux citoyennes et citoyens se posent, relativement au livre noir du passé colonial. Cette rénovation devrait alors faire l’objet d’un travail sur l’art colonial imposé au partage colonial, sur ce partage même et ses critères raciaux, ainsi que sur l’imposition du langage du colonisateur, et sur le refus toujours en cours de toute appréhension de l’art et de la langue des pays devenus indépendants.



Mais on remarque, non moins, outre les monuments en ruine de cette exposition, trois stèles plus tardives, dédiées aux morts de la Première Guerre mondiale, dont la lecture est à la fois glaçante et nécessaire. Elles séparent les « soldats morts pour la France », des « soldats coloniaux » morts durant la même guerre et des « soldats noirs morts pour la France ». Trois stèles, trois inscriptions, trois distinctions, autant de discriminations et de constructions historiques qui ne peuvent laisser la pensée en repos. Ces stèles ne sont pas honorées, par différence d’ailleurs avec d’autres monuments aux morts (Malgache, Cambodgien,...) qui demeurent des lieux de rassemblement et de commémoration.



La mémoire collective nationale est sélective, on le sait. Elle construit les fictions qui sont requises, selon les gouvernements, pour entretenir, réveiller, promouvoir « l’unité » nationale. Les abandons de monuments sont non moins significatifs.





20150301

Litterature

Voir, mal voir, ne rien voir : essai sur la libido spectandi
Christian Ruby
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Oeuvres morales,
Pierre Nicole
Edition Thibault Barrier, 
Coll. Le philosophe, 
Paris, Editions Manucius, 
2015.

Pouvons-nous comprendre quelque chose au Grand Siècle, si nous ne saisissons pas d'emblée une mise en perspective centrale à tous points de vue, fort bien énoncée par Pierre Nicole (1625-1695), membre comme on le sait de Port Royal : « Il y a une profession commune » à tous les hommes, « et un métier général que tous les hommes sont obligés de faire » ? Lequel : « Celui d'être des hommes et de vivre en hommes ». L'avertissement est clair. Effectivement, « ce métier est infiniment plus important que tous les autres ». A fortiori lorsqu'on est chrétien et qu'on met tous ses espoirs dans le Ciel plutôt que dans une profession ou un état.

Ceci accordé, le Discours sur la nécessité de ne pas se conduire au hasard de Pierre Nicole poursuit son propos en ce sens. Pour accomplir ce métier, il convient d'adopter des règles. Ce sont autant de devoirs. Quels devoirs ? « Ces devoirs consistent à vivre et à mourir comme il faut ». Et l'auteur de préciser : « Vivre, c'est marcher vers la mort. Mourir, c'est entrer dans une vie éternelle ». C'est entre ces deux moments, qui transcendent en partie la question de la finitude, que l'homme, si possible chrétien, doit s'orienter. Bien vivre, c'est marcher dans un chemin qui conduit à l'éternité. Et vivre mal, c'est se contenter de vivre ici-bas. La question d'une théologie chrétienne assortie d'une morale est aussitôt mise en scène. Elle recouvre la totalité de l'ouvrage.

Bien sûr, ce recueil d'écrits - insistons la fabrication de ce recueil et non les écrits mêmes de Nicole -, rédigés par Nicole, dans cette configuration, n'est destiné ni à muer le lecteur en chrétien, ni à témoigner seulement des ouvrages importants du Grand Siècle, parfois largement oubliés. Ceci, même si on peut rappeler que d'autres ouvrages de Nicole, la Logique, par exemple, ont fait les beaux jours des réflexions sur la linguistique dans les années 1970 ; la Grammaire de Port-Royal ayant, elle aussi, fait l'objet d'un travail de Michel Foucault à cette époque, de même que d'autres écrits plus dispersés avaient bénéficiés des commentaires de Louis Marin (cette fois autour de la notion de représentation). Ce recueil est plus exactement destiné à ouvrir un débat sur la notion d'ordre du visible, nous allons y revenir.

Techniquement, Pierre Nicole publie, à partir de 1671, sous le titre générique de Essais de morale, quatre volumes, par ailleurs édités et réédités avant sa mort (1695), et réédités depuis sous forme de multiples découpages orientés dans des sens différents. Plus précisément, il s'agit globalement de deux volumes d'essais, deux volumes de lettres, et de cinq volumes d'une Continuation. S'il existe, de cette montagne d'écrits, de nombreuses anthologies, le choix proposé ici diffère des précédents en ce qu'il édite des textes qui n'avaient pas été publiés depuis plus d'un siècle. Mais pas uniquement. Il donne aussi à lire la cohérence d'une oeuvre éthique spécifique à partir de l'analyse de paramètres très précis : bien sûr, celui d'un croyant qui défend entièrement la religion « qui est la chose du monde la plus importante et qui fait dans tous les peuples une partie très considérable de leur morale », mais sans se méprendre sur la nécessité subsistante de promouvoir aussi des règles éthiques qui ne soient pas au seul service de la particularité. Si la vie humaine est un « voyage », il faut aussi s'occuper du soin de ceux qui voyagent et s'informent du chemin qui mène au lieu où ils ont dessein d'aller.

Toutefois, ce qui importe plus encore au concepteur du volume, et l'on peut dans ce dessein négliger les efforts appuyés de Nicole pour défendre la foi, c'est le mode d'analyse pratiqué par l'auteur, à l'égard de la société. C'est alors toute une rhétorique du regard et de la visibilité qui vient en avant. Nicole ne cesse d'opérer la critique des attraits engendrés par le monde visible. Le monde est conçu comme un spectacle chatoyant et trompeur. Le terme « éclat » revient souvent dans les propos, soulignant combien l'esprit humain peut se perdre dans les lumières du monde. Le monde est donc envisagé comme un grand séducteur, il exerce cette séduction sur les hommes par le regard.

Mesurés à l'aune des perspectives et soucis contemporains, deux écrits de Nicole sont, de fait, passionnants. D'abord celui qui concerne la comédie, le théâtre, un extrait ici du Traité de la comédie (publié en 1667). On pouvait s'y attendre, ce texte condamne la comédie, en décelant une incompatibilité de principe entre le spectacle et la vertu chrétienne. Mais ce qui importe est moins cette réfutation que le type d'argumentation utilisé, ancré justement dans la question du regard. Nicole oppose le divertissement et la piété ou la dévotion. C'est sur cette opposition qu'il fonde sa fougue anti-spectacles, à l'époque où beaucoup tentent de montrer que le théâtre peut être moral. Le principe en est le suivant : la véritable règle chrétienne exige une vie de devoirs et d'élévation, notamment par rapport au néant du monde. Une description du pécheur (dans un des écrits antérieurs) ne laisse aucun doute sur l'attitude à adopter dans cette croyance à l'égard du monde. Autant dire que, par différence, le divertissement reste du côté de l'agrément relatif à lui, par conséquent de l'éclat auquel on se laisse prendre. D'ailleurs les arguments de Nicole à l'encontre de la comédie se répartissent ainsi : la vie des comédiens et comédiennes, tout d'abord, est une vie dissolue, ils vivent même les passions qu'ils représentent sur scène dans la vie sociale, bref, la comédie est une école de vice. L'argument est classique et connu. Mais vient alors l'argument portant sur le but de la comédie et ses effets (de visibilité, voire ses excès démonstratifs), qui contribuent à faire aimer les passions (en soi vicieuses) en les excitant aux yeux des spectateurs (sans leur donner les moyens d'en arrêter les effets), alors même qu'ils ne s'en rendent pas compte. En somme, le théâtre est d'autant plus dangereux qu'il paraît inoffensif. Moyennant quoi, puisque ces inclinations dans la comédie corrompent les spectateurs, il faut leur proposer le seul remède valable : la prière, c'est-à-dire le recueillement dans la dévotion, le silence et l'adoration divine, seuls susceptibles de déplacer correctement le regard vers la vertu véritable qui n'est pas le simulacre de contrition rencontré parfois dans les spectacles. A quoi Nicole ajoute non pas un argument supplémentaire, mais un propos important : d'ailleurs, écrit-il, les vertus chrétiennes sont incapables de paraître sur la scène, la preuve en est qu'on n'y représente pas (ou mal) les saints.

Où l'on observe fort bien que la question des passions est centrale pour cette époque. Nicole les définit d'ailleurs ainsi : « Toutes les passions sont des espèces de scandales, c'est-à-dire qu'elles disposent l'âme de celui qui les voit au péché et aux chutes ». Mais pas uniquement. Est plus centrale encore la liaison entre passion et regard.

La discussion sur le portrait est de même nature. Doit-on se laisser peindre ? Telle est la question posée à Nicole. La réponse ne se contente pas de référer à la « vieille » querelle théologique contre le culte des images (Concile de Nicée II, 787). Elle est plus ample. D'abord remarque Nicole (à partir d'une anecdote évangélique hautement improbable et que Nicole, il est vrai, se garde d'attribuer à un apôtre), le Christ n'a jamais accepté que l'on dresse son portrait (demandé par le roi d'Edesse), n'envoyant à ses correspondants que la trace de sa figure (le voile de Véronique en quelque sorte), mais afin moins de la contempler que de la graver dans leur coeur. Ensuite, écrit-il, l'homme est une créature pécheresse qui ne peut qu'avoir de la répugnance à entretenir son souvenir terrestre par des images ; et les saints n'ont jamais laissé de tels portraits. Puis vient l'argument (qui en intéressera beaucoup de nos jours) selon lequel les portraits de femmes sont d'autant plus indécents qu'elle doivent (veulent ?) vivre caché, derrière un voile, légitimé par les paroles de Paul (Epître aux Corinthiens). Il en est de même pour les personnages vieillissant qui devraient plutôt cacher leur déchéance. Et Nicole de conclure : il faut donc refuser la malignité qui consiste à vouloir se faire considérer et perpétuer dans un tableau qui, de toute manière, n'en reste qu'aux formes extérieures, et n'atteint jamais la vérité. Ou pour le dire autrement, le portrait manque toujours son objet puisqu'il s'en tient à l'homme et non au chrétien. Il est même privé d'objet puisque le moi de l'homme, qui veut se faire admirer, n'est pas même quelque chose. Il est seulement un vide qu'aucune flatterie ne peut rendre véridique.

Evidemment à lire ce recueil, on n'évite pas quelques parallèles. Le plus flagrant concerne Blaise Pascal dont l'esprit traverse largement ces pages, même si on ne saurait confondre les deux moralistes. L'analyse de la position sociale des Grands tient beaucoup aux Trois Discours de Pascal, même si Nicole approfondit les éléments constitutifs de cette position en expliquant l'origine de l'admiration qu'on leur porte, sans pour autant atteindre jamais à la dialectique pascalienne. C'est toujours la concupiscence qui gouverne. L'homme apparaît d'autant plus enclin à l'admiration que la concupiscence est profondément inscrite dans sa « seconde nature », celle qui est la sienne depuis la Chute. Et le commentateur de préciser : admirer la grandeur ne consiste pas seulement à prendre plaisir à la considération d'une qualité jugée supérieure chez autrui. Il s'agit toujours de désirer être admiré soi-même de la sorte. Autrement dit, à force d'être admiré et d'en recevoir les signes, les Grands finissent par se convaincre des qualités pour lesquelles ils sont honorés.

Justement, Thibault Barrier, qui introduit et commente ce choix d'écrits, propose en avant de la lecture des extraits sélectionnés une étude fort éclairante des thématiques retenues et de la métaphysique du visible qu'ils présupposent. Et ceci sous le brillant titre : Les travers de l'éclat. Il suit moins une logique biblique (celle de l'aveuglement), qu'il ne relie l'aveuglement terrestre du croyant à une certaine manière de poser le problème de la lumière et du visible. Certes, il souligne que les Essais de morale traquent les inévitables troubles de la vie humaine et cherchent à y introduire de l'ordre. Ces Essais construisent ainsi une morale qui consiste moins en une exposition dogmatique de commandements spirituels qu'en une analyse concrète des dangers auxquels expose la fréquentation du monde ainsi que des moyens à mettre en oeuvre pour s'en prémunir. Mais, après avoir situé brièvement la carrière de Nicole, son engagement à Port-Royal, il considère de près l'anthropologie de la concupiscence que supposent les textes donnés à lire. Il insiste sur les éléments qui confortent le choix du titre de son intervention : l'analyse de la dimension à la fois fascinante et trompeuse du visible. Il souligne l'opposition structurante de la clarté (la force de l'idée vraie) et de l'éclat (excès d'intensité). L'éclat est le signe le plus manifeste du faux. Que l'on considère le langage (notamment la rhétorique de la grandeur) ou l'art dramatique (et romanesque d'ailleurs, voir ci-dessus), les peintures, mais aussi, puisque nous n'en avons pas parlé, la physique cartésienne, tous renvoient aux travers de l'éclat. « Travers » il y a, puisque l'éclat ne donne à voir que le superficiel. L'éclat rive le regard sur les apparences. Mais ce qui est plus réfléchi encore chez Nicole, c'est justement que l'éclat est opaque, il barre la route à la vérité, littéralement, il aveugle. Et surtout, il aveugle la créature, cet être imparfait dont la condition est brisée, éclatée même ajoute Barrier. La question inverse de celle-ci étant de savoir comment redresser le regard pour qu'il abandonne le lustre trompeur du monde visible au profit de la lumière cachée de la vérité ? Ce commentaire détaille parfaitement les enjeux conçus par Nicole autour de la visibilité. Et l'auteur de ce texte de prolonger encore l'analyse en prenant pour point d'appui la notion d'admiration, cette tension que Nicole juge excessive du regard. L'admiration, montre-t-il, est envisagée par Nicole comme l'affect paradigmatique de la concupiscence du regard de l'homme déchu. L'admiration est d'ailleurs prise entre une forme de plaisir du voir, un certain désir de se laisser emporter par la fausse plénitude du monde, et le regret de l'exclusion du réel. Barrier en déduit que se forme ainsi une libido spectandi qui gouverne non seulement les Essais de Nicole mais encore l'ontologie du visible qui les fonde. Le visible est toujours trop visible, de ce fait on ne voit rien de vrai, tandis que le vrai, qui est visible, ne peut plus l'être parce que le regard se fait prendre au piège de l'admiration.

Ainsi cet ouvrage nous montre comment se met en scène et en avant tout un vocabulaire dont nous héritons et dont il conviendrait de rendre compte pour nous-mêmes : le vocabulaire du vif et de l'animé, de l'éclat et de la lumière, de la couleur et du débordement, etc. C'est par là, montre Nicole, que les dispositions vicieuses entrent dans le spectateur et s'impriment en son esprit. Mais c'est sans doute par là aussi, en dehors des options religieuses, que les querelles autour de l'éclat de nos jours rebondissent.

20150204

Editorial

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The voice of culture

Europe is a beautiful mosaic of cultures. One of the primary conditions for a better co-operation and an intense cultural exchange is a better knowledge of each other and of the way we operate. Not only national cultural institutes have a mission to fulfil in Europe's future. Also local actors in the cultural field do need a platform where they can meet, talk about their experiences, dream about projects in co-operation with partners all over Europe. The commission has published an agenda with three objectives :

●The promotion of cultural diversity and intercultural dialogue in Europe

●The promotion of the culture as a driver of innovation and creative endeavour, bearing in mind the Lisbon Strategy for jobs and growth

●The placing of culture as a main element of the EU’s external relations, in order to foster understanding with other parts of the world.
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Rassismus und die Ethnisierung sozialer Konflikte bleiben auch in Europa eine stete Gefahr, besonders in Zeiten hoher, bis in dire Mittelschichten hineinreichender okonomischer und kultureller Verunsicherung. Mit der grundrechtlichen Garantie der Menschenrechte, der gerechten Beteiligung aller am gesellschaftlichen Leben und der solidarischen Absicherung vor den Risiken zunehmender Weltmarktintergration besitzen die Lander Europas die entscheidenden Mittel, um den Gefahren des Rassismus auch in Krisenzeiten begegnen zu konnen.

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Culture européenne
: Cette expression prend un sens différent dans les deux questions suivantes : - existe-t-il une culture spécifique à l’espace géographique européen (de la même manière que l’on parle de « culture occidentale ») ? ; - existe-t-il une doctrine des institutions européennes (UE) portant sur la construction d’une culture européenne (officielle) ?

Définir précisément l’esprit d'une culture européenne reste une gageure. Regardant vers le passé, chaque nation évoque les références qui lui plaisent, le plus souvent par ethnocentrisme. Ouvrant sur l’avenir, nul ne peut préciser ce qui adviendra en dehors de quelques souhaits. Bref, tant qu’on confond « culture » et « identité », on ne peut tomber que dans des impasses. Car, l’Europe culturelle est d’abord multiple et ouverte. Certes, si l’Europe intellectuelle s’est, il est vrai, longtemps baignée dans le monolinguisme (le latin du Moyen Âge), mais aussi dans l’ignorance d’être soi-même une culture parmi d’autres (préjugé eurocentrique), elle a aussi participé à la promotion d'échanges intellectuels par traduction et de valeurs universelles (les Droits de l’humain). Le travail de générations d’anthropologues et le décentrement historique qui a infligé une blessure narcissique majeure à l’Occident, ont, de surcroît, ouvert, de nos jours, l’esprit européen à sa propre diversité.

L’écrivain George Steiner (1929-2012), par exemple, parle de la culture européenne en termes de « double héritage d’Athènes et de Jérusalem », de l’entrelacement « des doctrines et de l’histoire du christianisme occidental ». Mais à y regarder de près, ce soi-disant héritage – la Grèce, berceau de notre civilisation, le monothéisme fondateur,… - est plus trouble qu’il ne le croit puisque, pour ce qui relève de l’esprit grec, sa transmission passe par le monde arabe et un monde musulman se réclamant aussi d’Abraham. Ce qui, à tout le moins, élargit déjà les références envisageables. Et, n’en déplaise à certains, les grandes références de la culture européenne puisent aussi aux sources des empires Ottoman et Byzantin, comme elles intègrent les athéismes, les philosophies des Lumières répandues en Europe au XVIIIe siècle, et les manières européennes de se rapporter aux autres cultures (exclusion, colonisation, muséification, rencontres,...).

De toute manière, si la culture doit apparaître comme un ciment possible d’un projet civilisationnel ouvert et accueillant, alors elle doit moins être définie par un passé que chacun réclame identitaire et monolingue que par un futur à construire. Il n’est donc pas de modèle possible et déposé de « culture européenne ». Tout au plus un cheminement fragile et incertain, l’expression d’une critique constante de soi et de la recherche d’alternatives nombreuses, l’idéal d’une Europe plurielle et ouverte sur le monde au-delà de ses frontières.

En ce qui regarde le second sens - institutionnel - l’idée d’une « culture européenne » est encore jeune. Elle n’existe que depuis 1992 – le Traité de Maastricht – qui pose les bases légales de la mise en place de programmes culturels européens. Mais, d’une part, l’Union ne peut intervenir dans ce domaine que par défaut du principe de subsidiarité (réservant à chaque nation constituante le soin de légiférer sur ce point) ; ne peut être accompli à l’échelle de l’Europe que ce qui ne peut se réaliser à l’échelle nationale, l’Union dépensant seulement 34 millions d’euros (2013) par an pour son programme culturel, soit à peine 0,03 % de son budget total, ou sept centimes par citoyen ! D’autre part, il serait nécessaire de définir ce qu’on cherche par là : une seule culture homogène malgré les différences ? L’instauration (la facilitation) d’interactions préservant la diversité et l'échange ?

Cf. Jacques Derrida, L'autre cap, Paris, Minuit, 1991 ; Etienne Balibar, Europe, Constitution, Frontière, Paris, Éditions du Passant, 2013.

20150203

Ein Sieg der Terroristen

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Nach den Anschlägen von Paris hat die Stadt Hanau eine für das Frühjahr geplante Austellung mit Werken der Karikaturisten Achim Greser und Heribert Lenz abgesagt. Die Stadtverwaltung begründet ihre Entscheidung mit umfangreichen und kospspieligen Sicherheitsvorkehrungen, die sonst auf sie zugekommen wären.

Greser, der zusammen mit seinem Kollegen Lenz in Aschaffenburg ein Büro unterält, in dem Karikaturen entstehen, machte der Stadt Hanau auf Anfrage keinen Vorwurf. Er nannte es jedoch « einen Sieg der Terroristen », dass die Austellung nicht zustande kommen werde. Bedroht fülhen sich die Karikaturisten nach den Worten Gresers nicht.
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Sous le titre « une victoire pour les terroristes » (Ein Sieg der Terroristen) la FAZ (Frankfurter Allgemeine Zeitung) publie un article sur une exposition de caricaturistes annulée en Allemagne par un maire dont les services avaient programmé l’exposition. Puis après réaction de la presse, des artistes et notamment de la FAZ, le maire a reprogrammé l’exposition (ville de Hanau).

L’idée : le maire a avancé trois raisons pour annuler : - la sécurité des personnels et des visiteurs de l’exposition ; - le coût de la sécurité sur le budget de l’exposition ; - un devoir de vigilance (eine Fürsorgepflicht), quoique, ajoute le maire « la ville aurait volontiers montré l’exposition » ! (Die Stadt hätte die Ausstellung gerne gezeigt).

C’est sur ce dernier point que se focalise la FAZ et les artistes, affirmant qu’on n’a pas de raison de se sentir menacé : Bedroht fühlen sich die Karikaturisten nicht. Un tel devoir n’existe pas. Et, ajoute la journaliste, la vigilance doit s’exercer contre les terroristes pas contre les dessinateurs et artistes, en outre du fait que cette soi-disant vigilance cache beaucoup de paniques à l’égard du secteur culturel (Kulturbetrieb). Elle réfute simultanément l’évocation par le maire du « principe de précaution ».

La FAZ en appelle, à juste titre, à une réflexion européenne.

20150202

Race, racisme, racisme culturel

Christian Ruby
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Race : Le terme « race » a une longue carrière derrière lui, et il importe de ne pas confondre les usages, d’autant que désormais le racisme qui peut en découler tombe sous le coup de la loi, dans les démocraties (en France, loi du 29 juillet 1881, loi n°72-546 du 1er juillet 1972,...).

Les Grecs conçoivent trois races (or, argent, bronze). Elles distinguent les dieux, les demi-dieux et les hommes, quoiqu'ils soient aussi « racistes » vis-à-vis des barbares.

L’usage moderne et discriminant, pseudo-scientifique, de ce terme a une spécificité : il induit que les humains sont divisés en races et que, de la « race », prétendument émanée de la nature sous forme d’une fatalité génétique, on pourrait tirer des considérations hiérarchisantes sur les moyens intellectuels des humains, puis des conséquences identiques sur les cultures, classant alors les races en supérieures/inférieures, épanouies/dégénérées ou décadentes.

En lien avec son usage au XXe siècle, ce terme, qui n’est pas un concept, ne devrait plus guère avoir d'emploi de nos jours. En tout cas, il n'en a plus sur le plan scientifique, au pire il garde un rôle politique, mais un rôle de police politique, discriminant, y compris dans la vie quotidienne (même s’il se masque derrière une certaine euphémisation : on traite l’autre comme un « dégénéré », « il sent mauvais »,...).

Cf. aux sources philosophiques du racisme moderne : Joseph Arthur de Gobineau, Essai sur l’origine des races humaines, 1853, Paris, Belfond, 1967 ; Claude Lévi-Strauss, « Race et culture », 1971, in Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983 ; Pierre-André Taguieff, La force du préjugé, Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, La Découverte, 1987.



Racisme
: Il convient d’éviter d’annoncer constamment que le racisme correspond à la peur de l’autre. Le racisme est intimement corrélé à la question de l’identité et la conception de l’identité de soi. Par conséquent, le raciste est moins la personne qui a peur des autres que celle qui a peur de soi, c’est-à-dire de sa propre mise en mouvement, devant la question que lui pose l’autre. Il devrait alors abandonner son « identité » supposée. C’est l’idéologie identitaire qui est responsable du racisme.



Race et culture : D’autant que, du point de vue des connaissances et des raisonnements, il n’est aucun rapport entre race, si on maintient le terme (ce qu’on ne devrait même pas faire) et culture. Une appartenance quelconque à un trait physique n’a pas d’incidence sur la culture.

À ce sujet, la question centrale devrait être de savoir pourquoi et comment ce regard racial/raciste s’est constitué. Comment il a forgé les préjugés illégitimes concernant la différence des « races humaines », la corrélation immédiate entre une « race » et le crime, et le lien entre « race » et cultures supérieure/inférieure,... ?

Au XVIIIe siècle, Immanuel Kant (1724-1804) analyse le concept de race et les usages légitimes qu’on en peut faire (dans les articles : Des différentes races humaines, 1775 et La définition du concept de race humaine, 1785). Il veut d’emblée se protéger contre les jugements illégitimes concernant la différence des races, la corrélation immédiate entre une « race » et le crime, par exemple. D’où la question : quelles différences entre les hommes sont incluses dans le concept de race ? Qu’est-ce qui se transmet héréditairement de façon infaillible ? La réponse de Kant est radicale : rien d'autre que la couleur de la peau ne se transmet de façon infaillible. L’usage du concept de race, ajoute-t-il, n’est donc légitime que pour parler de certaines distinctions physiques. Toute autre utilisation est proscrite. De la race, on ne peut déduire aucune forme de sensibilité déterminée, ni un caractère, ni un degré d’intelligence. Que sont les races humaines ? Elles sont les différentes possibilités d’une seule et même humanité, qui existent toutes en elle, mais se développent différemment selon les climats. Il n’y a par conséquent pas de race privilégiée.



Racisme culturel
: Il procède du discours sur la race, et perpétue, dans l’expérience historique de la modernité occidentale, les racismes exterminateurs et génocidaires, en changeant cependant les traits du discours. Il ne s’agit donc pas d’une simple aberration aisée à réfuter (la « forêt vierge » !). Il y est question d’une politique des partages et des appels à la mise à mort de l’autre. Sachant que le racisme repose sur un discours soutenant que l’espèce humaine est divisée en races différentes, repérables par des marqueurs physiques ayant une incidence sur les capacités intellectuelles, culturelles et les mœurs, ainsi que sur la constitution de lignes de séparation et de hiérarchisation (inférieur/supérieur, inclus/exclus,...), le racisme culturel produit les mêmes effets de rejet et d’exclusion, mais cette fois en naturalisant les différences culturelles : façons de parler, styles vestimentaires, habitudes culinaires, mentalités,... et en visant à les cantonner dans des espaces sans mélanges et interférences. Ce discours repose sur de pseudo-concepts chargés de montrer que des inégalités intellectuelles se manifestent dans les cultures pour ces « raisons ». La grille culturelle de lecture de ces hiérarchisations entre les peuples a une certaine efficacité, dans la mesure où ce discours n’a plus besoin d’évoquer les « races » et croit donc pouvoir éviter les condamnations légales. Il lui suffit d’affirmer que toutes les cultures ne se valent pas, et que chaque culture doit rester dans son espace prétendument « naturel ». De ce fait, et c’est une véritable difficulté juridique, le racisme culturel renvoie à des formes nouvelles de discrimination dans lesquelles la référence aux pratiques culturelles s’est substituée à la référence à la couleur de peau.

Cf. Michel Wiewiorka (dir.), Racisme et modernité, Paris, La Découverte, 1993.

20150201

Le Corbusier

Compte rendu européen: Le Corbusier
Frédéric Darmau
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Le Corbusier,
Une froide vision du monde
,
Marc Perelman,
Paris, Michalon,
2015.


Ira-t-on jusqu’à parler des travaux de Le Corbusier en termes d’architecture unidimensionnelle, selon la formule de Herbert Marcuse, à propos de la vie sous le capitalisme ? Ce qui est certain, c’est d’abord que Marc Perelman ne veut pas participer au concert de louange mondial à l’égard de l’architecte et urbaniste, citations bienvenues à l'appui, et repérage exprès aidant, dans la bibliographie abondante consacrée au personnage comme à l'œuvre. Il ne veut pas non plus adhérer à ce qu’il appelle la secte des adorateurs, là encore bien répertoriés dans cet ouvrage. Mais pas plus qu'il ne souhaite porter Le Corbusier au pinacle, pas plus il ne prétend le vouer aux gémonies. Il cherche à déployer un examen critique de l’architecture rassemblée sous ce nom. Il n'en est d'ailleurs pas à son coup d'essai concernant Le Corbusier. En 1986, il a publié un Urbs ex machina, Le Corbusier (le courant froid de l'architecture) (Paris-Lagrasse, Editions de la Passion/Verdier).

La thèse renouvelée désormais par ce dernier ouvrage est celle-ci : Le Corbusier a produit une architecture certes extraordinaire, au sens premier du terme - il est d'ailleurs un maître habile dans les techniques de la construction -, mais qui a surtout ouvert la voie à l’ensemble du Mouvement moderne, en encourageant le déploiement d'un « courant froid » dans l'urbanisme. D’ailleurs, précise-t-il, si on ne déconnecte pas les idées de Le Corbusier de ses travaux, nous y revenons ci-dessous, on saisit fort bien qu’il est l’auteur d’une configuration qui a produit de nombreuses villes désespérantes, toutes constructions qui ne relèvent pas d’une dérive ou d’un excès, mais qui correspondent bien à une vision du monde, propre au « maître », mais répandue ensuite largement par les courants architecturaux et urbanistiques les plus radicaux aujourd’hui. Le projet de Le Corbusier est ainsi décrit comme la visée d’une totalité unifiante, traversée par une idéologie du bonheur qui se satisfait pleinement de ne pas être humaniste, mais plutôt une idéologie froide de la rationalité technique, même si elle est parfois critique vis-à-vis des techniques industrielles. Pierre Francastel, rappelle Perelman, s’en inquiétait en son temps, en parlant d’univers concentrationnaire, et de ghetto, à propos des conceptions de Le Corbusier. Perelman insiste encore plus en donnant de la cohésion aux textes et à l’architecture du maître : une cohésion qui dévoile un architecte très partisane de l’ordre, de la famille et de la hiérarchie ! Thèmes, ajoute-t-il, qui l’auront vite conduit pendant la Seconde Guerre mondiale vers la capitale de la France collaborationniste : Vichy.

L’analyse de l’auteur se veut partiale, dialectique et engagée. Elle ne révèle pas pour autant des choses cachées, le dossier est abondant et documenté depuis longtemps. En revanche, elle redit tout haut, ce que l’on tait habituellement. « Mon souhait, écrit l’auteur, est d’analyser précisément comment Le Corbusier fut politique toute sa vie durant à travers ses projets architecturaux et urbains ». Néanmoins, l'auteur introduit une nuance importante. Il ne s'agit pas pour autant de parler de fascisme à tout propos, encore moins pour la Villa Savoye et pour Chandigarh (chaque réalisation réclamant une étude de son statut, de sa fonction et de son sens). Il se contente de dessiner le projet d'existence cher à Le Corbusier et d'observer comment il se traduit au milieu des contradictions générales de la société de l'époque.

A ce propos, la légende veut que Le Corbusier ait été apolitique. De nombreux articles entretiennent ce mythe. En réalité, montre l'auteur, et au demeurant ce n'est caché pour aucun chercheur, l'architecte n'a jamais été apolitique, ni dégagé des idéologies de son époque. Il existe un nombre important d'articles, de propos signés et tenus par lui dont on ne peut effacer la teneur que par mauvaise foi. L'auteur exhume des articles passablement marqués au sceau d'une extrême droite que Le Corbusier ne cessait de rencontrer, ne serait-ce qu'au travers de ses amitiés assez largement maréchalistes (P. Lamour, H. Lagardelle, P. Winter). Il avait d'ailleurs accepté la mission d'Alger confiée par le Maréchal. Au demeurant, si les propos changent après Guerre, en étant moins directement droitiers, il n'en reste pas moins que, euphémisés, ils restent tendanciellement fondés sur le même accent : la référence à une certaine manière de comprendre le sport, le rapport sport/hygiénisme, les références à la biologie des peuples, la formulation mécanique d'un corps unique, ... tout cet attirail, précise Perleman, se situe dans la continuité d'une thématique déjà présente avant la guerre.

Ce que réussit Perelman, c'est de montrer l'unité (parfois contradictoire) de l'œuvre de Le Corbusier, tant écrite que construire, tant dans ses projets que dans ses réalisations très politiques, en fin de compte, d'un développement de l'existence sociale et politique de chacun en société. L'ouvrage La ville radieuse (mai 1933) est ainsi analysé de près, pour montrer comment son auteur pense, anticipe et projette une vision totalitaire du monde, accompagnée d'un ordre disciplinaire des corps dans une architecture et un urbanisme d'un ordre implacable. Cette ville est conçue à partir du Modulor, affirmant un corps unique (et mâle) dégageant les grandes lignes de conduite d'un urbanisme et d'une architecture uniformisés et unidimensionnels.

Évidemment, après Guerre, on passe l'éponge sur Vichy. Et on n'entendra plus guère parler de certaines archives. Le mythe d'une architecture « neutre » vient recouvrir les consciences. Une série de distinctions vient compléter la perspective : on ne doit pas confondre l'avant et l'après-Guerre, ni les livres et les édifices, ni le pamphlétaire d'avant-Guerre et l'humaniste au grand cœur d'après-Guerre, etc. Or, précisément, Perleman affirme, à l'encontre de ces fantasmes, qu'il faut au contraire répondre par la compréhension et l'analyse dialectique de la profonde unité thématique générale de l'œuvre de Le Corbusier. Il examine donc cette œuvre entière comme une totalité concrète, englobant ses contradictions, mais refusant d'évacuer tel ou tel aspect. Les livres ne sont pas annexes au projet architectural. Ils n'en sont pas non plus une illustration. Mais toutes les productions, livres et bâtiments, se renvoient, se complètent, s'interpellent les uns les autres. Autrement dit, précise l'auteur, « toute l'œuvre système de Le Corbusier se déploie par les contradictions ». Quoi qu'on en pense d'ailleurs, l'architecte fut bien un agitateur d'idées, un leader international courant autour de la planète, un propagandiste acharné de ses idées. Il a voulu être le bienfaiteur de l'humanité, il se sentait inversti d'une mission historique.

D'après Perelman, le modèle de pensée de Le Corbusier pourrait alors ressembler à ceci : la société n'a pas de plan de développement, il faut sauver l'humanité de cette désorganisation. Il compte ainsi œuvrer à l'organisation du monde. Si l'on classe les choses, si l'on met de l'ordre, alors l'humanité jouira de la sérénité et de la liberté. L'objet de la croisade de Le Corbusier se résume à ceci : mettre le monde en ordre. Et qui le mettra en ordre ? Non les politiques, non les citoyens, mais l'architecte. L'architecture constitue le seul antidote au « délabrement » et au « croupissement » de la société. Et Perleman de mettre ainsi au jour le système idéologique de l'architecte.

Et qu'on ne croit pas que ce système soit purement machinique. L'affaire est plus complexe, puisque Le Corbusier condamne la civilisation machinique en voulant lui substituer un aménagement « naturel ». La référence à la nature est constante chez lui. L'architecture imite la nature et se constitue en paysage construit. C'est parce qu'on ne suit pas la nature que les villes sont anarchiques. L'homme n'a pas encore su retrouver un ordre issu de la nature, pourtant limpide et mathématique, dit Le Corbusier (la nature comme res extensa, à la manière de Descartes). Derrière cela, bientôt, le sport et la nature, mais aussi l'hygiénisme.

Le lecteur l'aura compris. L'auteur de cet ouvrage étudie pas à pas cette idéologie architecturale. De la ville radieuse au Modulor, de ce dernier à la place des stades dans la ville, de celle-ci au projet pour Paris, Il détaille les éléments constitutifs d'une pensée qui se heurte certes ensuite à des contradictions dans la ville réelle à construire, mais qui n'en reste pas moins au fondement des grands projets de Le Corbusier.