20180206

Art / Action

Art et action
Frédéric Darmau 
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Comment donner nouveau corps à l’action artistique ? L’ancien terme de « création » a vu ses significations brouillées, souvent à juste titre compte tenu de son aura religieuse. Néanmoins, suffit-il de parler d’action artistique ou dans l’art pour résoudre le problème ? Suffit-il aussi d’en passer par l’étymologie latine du terme « art » pour avoir vraiment changé de terrain (ars, artis évoquant l’habileté, le métier, l’activité) ? Certainement pas. Et de toute manière, il convient d’élargir au maximum les significations du terme « action ». Il peut en effet englober le sens traditionnel (la réflexion sur la création conçue comme action sur la matière ou technique), mais il faut au moins l’élargir à l’action des spectateurs, comme il faut donner du poids à l’action de l’œuvre sur l’environnement. Ce n’est pourtant pas tout. On ne saurait négliger de surcroît l’action ou la praxis, entendue comme puissance d’agir, de produire des effets, ainsi en va-t-il de l’exploration des potentialités de la création artistique des avant-gardes dans le souci de mettre un terme à l’esthétique contemplative. Ainsi faut-il tenir compte désormais, dans l’action artistique : des gestes (Body Art compris), mouvements (Dripping), pulsions, exécutions, violences, destructions, etc. Comme il faut tenir compte de l’action des spectateurs : surprise, émotion, agacement, séduction, irritation, etc. et surtout de l’interactivité. 

Ce qui est finalement en jeu dans ces réflexions proposées dans cette livraison de Recherches en Esthétique, c’est tout autant la déqualification des classifications traditionnelles des arts – une désacralisation désormais acquise – que la nécessité d’analyser les légitimations des happenings, des performances, des actions créatrices (et des « action painting ») qui s’investissent dans « la vie », Street Art compris (dans la mesure où cette dernière expression ne désigne pas tant une innovation artistique qu’un mode d’action sociale protestataire via un medium populaire). 

Franck Popper remarque, à cet effet, que l’on ne peut plus se contenter de présenter le champ de l’œuvre d’art à partir des trois éléments que sont l’œuvre, l’artiste et le spectateur (le triangle de l’intégration classique). Il faut y ajouter un autre élément : le discours sur l’art (le schéma devient un carré). Christian Ruby tente de projeter quelques lumières sur l’action de la spectatrice et du spectateur, en refusant de confondre inactivité et passivité, mais encore en donnant toute sa place aux notions d’exercice et de trajectoire de spectateur. Avec ces deux articles d’ouverture, en outre d’un rapide tour d’horizon opéré grâce à Marc Jimenez, ce sont donc les pratiques artistiques et les modalités de réception qui entrent en scène. Et on ne peut guère s’étonner de voir pointer ensuite les pratiques les plus significatives de l’élargissement du champ de l’art : Robert Smithson, Stalker, Francis Alÿs, etc. n’ont pas seulement « sorti » l’art hors des cadres académiques, ils ne se sont pas uniquement intéressé à la ville (comme au XIX° siècle), ils ont exploré la réalité extra territoriale de la ville en se déplaçant des centres vers les périphéries. 

Mais on ne dit pas assez que cette revue est originale par le fait qu’elle donne à entendre et à voir les pratiques artistiques de Antilles et de la Réunion, En donnant ainsi voix au chapitre aux travaux des artistes qui sont massivement oubliés des métropoles, Dominique Berthet, directeur de la publication, accompli une tâche décisive. Un article de Aude-Emmanuelle Hoareau donne le ton de la section Caraïbe et Réunion, en posant la question de savoir comment demeurer dans la mémoire collective quand l’histoire de l’art, notamment, n’a noté ni les noms des artistes locaux, ni leurs visages. Et ce n’est pas sans conduire le lecteur vers des oeuvres, des pratiques, des gestes (y compris de soulèvement), que l’on avance dans la lecture de ce très beau numéro de la revue. 



Recherches en Esthétique, N° 23, Revue du CEREAP, janvier 2018. 

Revue Guadeloupe, Martinique,