20180205

Poesie publique

Notes sur « Les magiciens de l’insécurité » (1)
Intervention au (20°) Printemps de la poésie, Tours, 2018
Christian Ruby
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I – L’attachement à la poésie 

Ce genre de célébration – une plage annuelle pour la poésie – a sans doute des inconvénients que tout le monde connait, mais aussi un aspect positif : nous obliger à repenser sans cesse l’articulation entre tel objet, ici la poésie (restreignons à la poésie de langue, mais sans oublier qu’existe ce que Maupassant appelle une « poésie vivante »), et notre existence ou notre travail. 

En l’occurrence, réfléchir cette articulation m’intéresse d’autant plus que je fréquente régulièrement des poésies et des poètes, pour plusieurs raisons qui sont ces articulations même : 

- La poésie est centrale pour des raisons de langage (propos fréquent chez les philosophes) : travail de la langue, travail du mot, des sonorités (2) (aussi le chant), etc. ; bien sûr, tout d’abord, la poésie orale ou écrite ou par signes ( !) est affaire d’éclats du langage ; elle résulte d’un travail de la langue, dans chaque langue et dans toutes les langues, lequel vise en général à nous défaire d’un bavardage qui use et abuse des mots (la matière même de la pensée), auxquels nous ne sommes plus attentifs, etc. sur ce plan, par ailleurs, elle rend possible une réflexion matérialiste sur les significations et le refus de tout signifié ultime ; 

- Elle est centrale aussi dans le jeu insensé d’écrire, à la fois pour que nous ne finissions pas tous fous – reprendre constamment les lettres et les mots ou les sons pour que quelque chose s’enchaîne -, et pour que nous soyons capables de nous adresser à l’autre sans exhibition (ce pourquoi certains philosophes écrivent sur le mode poétique : Lucrèce, et les lettres…, etc.) ; 

- Mais elle l’est encore pour des raisons de communauté, d’autant plus que son mode d’adresse, qui n’a rien à voir avec la communication, barre le rapport spéculaire et les identifications, elle ne peut donc se soumettre l’individuation (comme le font les médias) ; elle oblige justement à interroger le rapport individu-commun (par la langue) ; de surcroît, elle est affaire de communauté en ce qu’elle nous rappelle sans cesse que ce que j’appelle « ma » langue est une langue qui appartient à tous dans un cadre donné. En cela la poésie nous oblige à discuter du bien commun sous l’angle de la langue ; elle en appelle, pour finir, à la traduction, cette activité décisive pour penser le cosmopolitisme ou l’humanité. 

- Enfin, elle s’inscrit dans ma théorie d’un monde, un « nous », en archipels (d’activités), un monde à venir, dans lequel nous nous émanciperons des systèmes hiérarchiques et des transcendances ou absolus, au profit de relations horizontales favorisant la multiplication des surfaces d’échange entre les activités (sans préséances, et sans domination). 

En somme, je suis attaché à une affinité avec la poésie : il y a toujours quelque chose de l’ordre du futur en elle (d’où le titre de cette intervention). Elle met en crise le commun habituel et banal, et parfois policier (au sens de la distribution fixe des rôles). Elle renvoie à des exigences, concernant le lecteur ou l’auditeur (je laisse la question du créateur de côté, je n’en suis pas). Notamment l’exigence de suivre la « ligne de vol du poème » (Char) et de questionner les mots de la tribu (Mallarmé), en vue d’un futur de la communauté.

Je n’en prends qu’une preuve liée à mon travail sur le spectateur ou le lecteur (non du côté de la création) : la propriété de son adresse est de ne pas se fonder sur un public existant (une audience, au sens de l’audimat, soumis à un calcul et à la rentabilité), mais sur un public à venir (cf. Diderot, Mallarmé, Rimbaud…). Elle reconfigure en permanence le champ des exercices du sensible, en inventant de nouveaux partages à l’encontre de la police du sensible. 



II – La vertu du cri 

Je réfère ici principalement à mon travail en cours. Il porte sur le cri, le cri de douleur, d’indignation et de dissensus. 

Or, la poésie présente un tel cri en public et au public (des lecteurs ou auditeurs). 

C’est le cri de René Char défendant une écriture (la poésie) qui « aime cette violence écumante et sa double saveur qui écoute aux portes du langage » ; 

C’est l’expression de Adel Abdessemed : « je ne crée pas, je crie » ; 

C’est le propos de Abdellah Taïa : « il faut crier, d’un cri sauvage qui déstabilise l’habituel et les dominations » ; 

C’est, en somme, le cri qui permet de surmonter la rage et le dégoût de la situation ; la léthargie morne des habitudes ; 

Le cri qui appelle : et les lecteurs, auditeurs, amateurs de poésie que vous êtes, le concrétisent par votre présence à ce débat public, comme une envie de casser les murs de l’enfermement en débattant ensemble ; 

Le cri qui réclame cette corrélation avec un lecteur, indispensable pour exister ; 

Le cri qui réclame la possibilité de ne pas perdre son temps en cessant de perdre son temps dans une continuelle agitation (Proust), celui que l’on perd à ne pas lire de la poésie… ; 

Le cri de Fureur et Mystère, « Feuillets d’Hypnos », n° 104 (p. 200) : « Les yeux seuls sont encore capables de pousser un cri ». 



III – Une poésie publique (sera publique ou ne sera pas : Lautréamont)

Aussi la poésie nous met-elle aux portes de ce qu’on appelle le public : tant les lieux publics, que l’espace public et le public des arts et de la culture (montrant, contrairement à ce que font croire les médias, que le public n’est pas constitué d’une bande de crétins). 

Surtout : le public des arts, donc potentiellement tous : dans le poème, il y va des diverses formes de convocation d’un public devant une œuvre. 

Ici se placent quelques visuels de cette expansion possible de la poésie dans les lieux publics. Pour synthétiser : 

Michel Goulet, Sarkis, Lionel Tremblay, Olivier Cadiot, Robert Milin, Malte Martin, Patrick Hamel, Zedes, Paul Gaudin, etc. 

Elle peut donc prendre place dans la composition des lieux publics. On peut même dire que le lieu public est le lieu où doit s’accomplir la fonction propre du poème. Mais pour autant le processus de publicisation du poème (éditeur, lecture privée ou publique, émission de radio, réseaux socionumérique) implique que le « public » n’est pas une donnée en soi, en antécédence ou en extériorité aux performances qu’il déploie. 

Encore cette place dans les lieux publics permet à la poésie de se publiciser dans l’arène des multiples conflits linguistiques, culturels et sociaux, guerres de plume et disputes philosophiques... et d’entrer aussi dans l’arène de la censure. 

Ajoutons tout de même que cette visualisation de la poésie n’est pas extérieure à la poésie. La poésie est aussi visuelle ou visualité (Mallarmé et le Coup de dés, Apollinaire et Alcools, etc.). Et je rappelle que ce geste n’est pas fioriture : il dessine un parti-pris anti-métaphysique, celle de l’écriture réputée seconde par rapport à l’oralité, dite « parole vive ».

Enfin, ces visuels nous placent au bord de la question des rapports entre art et politique. 



IV – Une attention politique 

On pense toujours ce rapport (art et politique) à partir de l’idée d’effets directs : l’art change le monde, ou l’art changera le monde... Nul besoin de commenter (il existerait un rapport causal entre l’objet et la structure sociale ; ou : les textes poétiques seraient d’emblée performatifs). Cela suppose évidemment que les effets de signification possibles de l’objet coïncident avec des effets de signification réels. 

De surcroît, sur cette voie, on côtoie aussi bien des approches positives que négatives, avec les mêmes phrases, ce qui est gênant :

- L’un dit : Les arts changent le monde, et il ajoute : c’est bien, subventionnons les arts, ils vont éduquer les citoyennes et les citoyens comme nous le voulons ; 

- L’autre dit : Les arts changent le monde, et il ajoute : c’est affreux, il faut censurer ! 

La même formulation mécanique encourage les deux réactions symétriques. Un peu gênant ! 

Or, je pense que la confrontation entre arts et politique demeure indéterminée (et doit le rester). Il n’y a pas de correspondance, et pas de causalité possible entre les deux. 

Et, de toute manière, si on veut respecter le principe d’autonomie des activités humaines, il faut affirmer que : « l’ordre et la connexion des choses esthétiques n’est pas le même que l’ordre et la connexion des choses politiques » (pastiche). 

De ce fait, on ne peut pas assigner à l’art la tâche de transformer la société. 

On ne peut, à l’inverse, assigner à la politique la tâche d’impacter l’art (même si elle tente de le soumettre). Elle a pour tâche de constituer des collectifs d’énonciation et d’action en vue de transformer les rapports de pouvoir entre les humains, les partages du sensible, la distribution des capacités et des ressources… la formation d’un sujet révolutionnaire, si l’on veut. 



En revanche : Il y a une politique propre des arts, dans une logique de l’émancipation. 

1 – La confrontation à des œuvres d’art met la spectatrice et le spectateur en posture de découvrir ses propres capacités à parler, à penser, à agir (le jugement esthétique ? Le rapport à l’autre ?). Elle ou il observe l’œuvre, sélectionne des images ou des mots, compare, interprète, et lie ce qu’il entend ou voit avec d’autres moments de son existence, d’autres scènes et d’autres lieux. Elle ou il compose ainsi sa propre fiction avec le vu/entendu. Il met alors ses exercices en mots, et ses mots à l’épreuve des autres. 

2 – La formation de publics divers permet à des êtres invisibles habituellement dans l’espace de l’art (ce qui est arrivé au cinéma/théâtre ; puis à la BD ; puis au Rap ; …) de prendre le temps qu’ils n’ont pas pour s’affirmer co-partageants d’un monde commun : pourquoi n’irai-je pas, moi-aussi, au cinéma, au théâtre, etc. Chacun apprend à se dresser contre sa propre formation normative : ce n’est pas pour moi, etc. 

3 – La circulation de la parole est un effet des arts, laquelle permet d’amplifier les prises de parole publique, de faire voir des présences qui n’existaient pas auparavant, d’entendre des discussions portant sur le commun. 

Notes : 

(1) René Char, Fureur et Mystère, Seuls demeurent, 1938, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 1983, p. 156. 

(2) On y est souvent sensible dans la langue des autres : cf. les réticences des scolaires à la langue allemande, car ils ne connaissent que les beuglements nazis dans les films de guerre ; ou Elias Canetti et la poésie de la langue arabe des aveugles de la place Jama-el-Fna…